Les déclarations du Premier ministre restreignant l’application du dispositif législatif d’encadrement des loyers annulées par le Conseil d’Etat
La loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové dite « ALUR » comprenait un article 6 modifiant l’article 17 de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs.
Il introduisait un mécanisme d’encadrement des loyers dans les « zones d’urbanisation continue de plus de 50 000 habitants où il existe un déséquilibre marqué entre l’offre et la demande de logements, entraînant des difficultés sérieuses d'accès au logement sur l'ensemble du parc résidentiel existant, qui se caractérisent notamment par le niveau élevé des loyers, le niveau élevé des prix d'acquisition des logements anciens ou le nombre élevé de demandes de logement par rapport au nombre d'emménagements annuels dans le parc locatif social ». Dans chacune de ces zones, devait être créé un observatoire local des loyers dont les données devaient permettre aux préfets de fixer un loyer de référence et un loyer de référence majoré. Le vote de cette disposition avait immédiatement soulevé de nombreuses critiques venant de l’opposition ou de professionnels du secteur.
Nommé premier ministre par un décret du 31 mars 2014, soit 7 jours après la promulgation de cette loi, Manuel Valls prononça à Paris, le 29 août 2014, un discours au cours duquel il déclara à propos de ce dispositif : « nous avons désormais assez de recul pour juger des difficultés de sa mise en œuvre. Tous les acteurs le disent : les conditions techniques ne sont pas réunies, et ne le seront pas avant des mois, voire des années. C'est notamment le cas pour la collecte des données des loyers. Cette situation complexe génère trop d'incertitude pour les investisseurs. Le dispositif sera donc appliqué à titre expérimental à Paris. Il ne sera pas étendu aux autres agglomérations concernées tant qu'un bilan sur sa mise en œuvre n'aura pas été réalisé ». Suite aux protestations de la maire de Lille, lors d’une interview donnée à la presse écrite parue le 31 aout 2014, il précisait « si en plus de Paris, d’autres villes comme Lille sont volontaires pour expérimenter l’encadrement des loyers, qu’elles le fassent ».
Ce sont ces deux déclarations, venant limiter l’application d’un dispositif voulu par le législateur et récemment promulgué, dont l’association " Bail à part, tremplin pour le logement " a sollicité l’annulation par une requête déposé au Conseil d’Etat le 10 juillet 2015 (Nous tenons à remercier monsieur J. Bayou, président de l’association requérante, d’avoir bien voulu mettre à notre disposition l’intégralité du dossier) – étant précisé que, s’agissant de déclarations non formalisées, aucun délai de recours ne pouvait courir. Si l’on peut considérer que la requête était audacieuse, en contestant de simples déclarations du premier ministre, on doit également prendre la mesure du caractère singulier de celles-ci : elle consistait pour le premier ministre à annoncer publiquement qu’il limiterait unilatéralement l’application d’un dispositif pourtant voté quelques mois plus tôt par sa propre majorité parlementaire.
Dans la décision commentée, le Conseil d’Etat a estimé que « les déclarations litigieuses révèlent la décision du Premier ministre de ne mettre en œuvre ces dispositions législatives que dans les agglomérations de Paris et Lille et de subordonner à la réalisation d’un bilan de cette mise en œuvre expérimentale l’application de ces mêmes dispositions dans les autres agglomérations concernées (nous soulignons) ». Par conséquent, la décision « révélée » faisait bien grief.
Ce faisant, le Conseil d’Etat a choisi de considérer que si les propos du premier ministre ne constituaient pas une décision verbale, comme l’affirmait l’association requérante, ils révélaient néanmoins l’existence d’une telle décision. Le Conseil d’Etat a ainsi entendu adopter une lecture réaliste des effets des déclarations sur le fonctionnement de l’appareil d’Etat : car en effet si les propos du Premier ministre ne peuvent stricto sensu être qualifiés de décision verbale, ils sont perçus comme traduisant, plus qu’une orientation, une décision quant à l’application de la loi. Or, on imagine sans mal que dans les faits, elles ont pu se traduire à la fois par des instructions à certains préfets, qui peuvent elles aussi ne pas être écrites, et en conséquence, par une certaine inertie dans la mise en place des éléments permettant de rendre le dispositif d’encadrement des loyers pleinement opératoire. Il ne fait aucun doute que les déclarations du premier ministre, qui constituaient comme le relevait dans ses conclusions le rapporteur public, L. Marion, un véritable « signal aussi clair que pourrait l’être une circulaire ou une instruction écrite aux représentants territoriaux de l’Etat », ont été « reçus » par ceux qui, au premier chef, étaient chargés d’appliquer la loi. La portée juridique de ces déclarations était donc réelle, ce dont témoigne le fait que, les seuls loyers de référence fixés le furent uniquement à Paris (Intra-muros du reste à l’exclusion de la petite couronne) dans un premier temps, conformément à la volonté exprimée par le premier ministre dans le premier discours du 29 août 2014. Il faut préciser que cette solution ne se rattache en rien à l’évolution jurisprudentielle renforçant le contrôle de ce qu’il est convenu d’appeler le droit souple (CE, 21 mars 2016, Société NC Numericable, n° 390023) : ce n’est pas une autorité de régulation qui était ici en cause et ce n’est pas une prise de position mais bien une décision administrative faisant grief dont il est question.
La mission d’exécution des lois est une prérogative fondamentale du premier ministre selon l’article 21 de la Constitution et l’on sait l’importance qu’elle a dans la reconnaissance d’un pouvoir de police générale au Premier ministre pour faire respecter l’ordre public sur l’ensemble du territoire (CE, 4 avril 1975, Bouvet de la Maisonneuve et Millet, n° 92161 : CE, 19 mars 2007, Mme Le Gac et autres, n° 300467, reprenant la solution classique de CE, 8 aout 1919, Labonne, Rec., p. 737) tout comme dans celle « de veiller à ce qu'à toute époque les services publics institués par les lois et règlements soient en état de fonctionner » (CE, 28 juin 1918, Heyriès, Rec., p. 651). La jurisprudence administrative a par ailleurs consacré pleinement l’obligation incombant à l'administration de prendre les textes d'application d'une loi dans un délai raisonnable (CE, 28 juillet 2000, France nature environnement, n° 204024).
La possibilité pour la loi ou le règlement de comporter « pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental » a été introduite à l’article 37-1 de la Constitution par la loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l'organisation décentralisée de la République. Les déclarations du Premier ministre contestées dans la décision commentée faisait indirectement référence à ces dispositions en assurant que le dispositif d’encadrement des loyers figurant dans la loi du 24 mars 2014 ne serait appliqué qu’« à titre expérimental à Paris ». La « décision révélée » en l’espèce consistait ainsi à limiter doublement l’application du dispositif d’encadrement des loyers : d’une part elle était limitée aux agglomérations de Paris et Lille à titre expérimental, d’autre part l’application pleine et entière du dispositif était subordonnée à la réalisation d’un bilan de l’expérimentation, autrement dit elle devenait conditionnée.
Dans ce cas, le Premier ministre, responsable de l’exécution des lois, décidait donc de lui-même d’expérimenter sur une – voire deux – agglomérations un dispositif que le législateur entendait voir mis en place sans aucune restriction dans toutes les « zones d’urbanisation continue de plus de 50 000 habitants où il existe un déséquilibre marqué entre l’offre et la demande de logements ». Relevant que les dispositions de l’article 37-1 « ne permettent pas au pouvoir réglementaire de procéder à une mise en œuvre de la loi à titre expérimental lorsque la loi ne l’a pas elle-même prévu », le Conseil d’Etat a donc annulé la décision du Premier ministre « révélée par ses déclarations des 29 et 31 août 2014 ». Comme le relevait L. Marion, le premier ministre s’était en effet tout bonnement « substitué au législateur ». Reste une question: comment la majorité a-t-elle pu laisser l'executif violer la loi qu'elle avait votée? Une autre façon de pointer un des dysfonctionnement majeurs de nos institutions telles qu'elles fonctionnent aujourd'hui.